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Essais

Ecrire à partir d'une image imposée

"chez Jean"
2e étage gauche
Opus 58

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il pleut, comme toujours dans cette ville de malheur. 

Ces villes là ne devraient pas exister. 

N’y a-t-il pas des gens qui vivent au soleil tous les jours ?  A chaque pas supplémentaire, Jean sent l’eau qui lui remonte dans toute la jambe gauche. Ca arrivera bientôt à mi mollet, à croire que ces nouvelles matières de pantalons prêt à porter pseudo illusion chic sont tissées dans des pays qui n’ont pas encore inventé la pluie. Il aurait dû demander à sa mère de lui refaire son ourlet dimanche dernier. Ca fait deux mois qu’il l’enquiquine ce bout de tissu qui traine. Avec les railleries du père, il n’a pas osé. Mais après tout il n’y a pas d’âge pour être le fils de sa mère. Ce soir il regrette, d’ailleurs elle l’aurait avec plaisir, c’est sûr

 

Rue des Canuts, l’horloge indique 21h18. 

Pas un seul être humain reconnaissable dans les rues, mais un ballet de parapluies qui s’élancent à tout allure dans les rues grises faiblement éclairées par les lampadaires vacillants. Il est bien le seul con qui se prend le déluge en pleine tête. Il revoit son parapluie précautionneusement rangé dans l’étagère du haut de l’horrible placard en formica violet dans l’entrée. Comment peut-on avoir aussi mauvais goût? Jean s’est longtemps demandé si les locations meublées n’étaient pas une simple astuce de son proprio pour se débarrasser de ses vieux meubles de famille. Il aurait dû lui dire qu’il n’en voulait pas. D’ailleurs il n’a pas besoin d’autant de rangements dans cet appartement, déjà qu’il s’y sent à l’étroit. Meublé ou non, ça ne l’aidera pas à avoir la tête au sec. Il devrait se faire une raison, ici il ne faut pas réfléchir : on sort avec son parapluie comme on sort avec son portefeuille ou avec ses capotes. Même si parfois on se demande bien pourquoi on continue de prévoir les capotes. Par habitude, ou par réflexe. Alors, oui, il va clairement falloir se faire une raison, il est temps de changer de réflexes. Quand on met les pieds dans cette ville de malheur, on a les orteils trempés jusqu’au genou, tout simplement. 

Et dire que sur le papier l’homme est libre. Chaque jour d’existence entrer et sortir du bureau comme on ressasse une vieille chanson à l’air suranné sans harmonie, par simple habitude. Cette image du chant de propagande soviétique aux accords majeurs, nets et sans poésie, ritournelle dictatoriale, lui semble d’un coup résumer chaque heure de ses journées. Vivement le soir entre ses quatre murs; quand la chanson s’arrête, la musique peut enfin commencer. 

 

Le jour où il a reçu la promotion il aurait dû dire qu’il refusait la mutation. D’ailleurs avait-il vraiment envie de cette promotion ? Au fond, la reconnaissance de ses pairs ne l’intéresse et ne le flatte guère, le poste restait tout autant soporifique et l’augmentation de salaire couvrait à peine les frais secondaires liés au déménagement. La peur du vide sans doute. Tout sauf être mis au placard avait-il pensé. Quand on est seul, il n’y a pas grand chose qui nous retient. Double désavantage: personne pour vous conseiller et pas d’alibi de sédentarité. Et ce n’est pas maintenant que ça risque de changer. On raconte que la grande partie des humanoïdes se rencontre au sein du travail, et pour Jean cette option était bien hors de question. Il avait bien pensé s’inscrire à la chorale mais même pour ça les horaires ne correspondaient pas. Un coup de foudre en plein requiem de Fauré ou au coeur de la Passion selon St Mathieu de Bach, voilà remet de la beauté dans une vie. 

 

Plus que quelques pas. Demain il sortira en short, tant pis pour l’allure. Sa main plonge dans sa poche, ses bouts de doigts endoloris par le froid se choquent contre ses clés. 

Le hall. Enfin au sec. Plus que deux étages avant que la musique enfin ne l’emporte. Au deuxième étage, encaissement et vis-à-vis. Il ne faut décidément pas aimer la lumière pour concevoir de tels immeubles. Pour ce qu’il profite des heures lumineuses, Jean s’est déjà bien résigné. Les grandes baies vitrées avaient pourtant fait illusion lors de la visite. Il pleuvait déjà ce jour là, il avait alors cru à un coup de pas de bol.

 

Clé dans la serrure, chaussures et flaque de pantalon sur le palier, pieds nus sur le paillasson, manteau lancé sur le portant en plastique vert canard. Enfin chez lui. Le linoléum colle sous la voute plantaire humide. Après cette journée de rien, il n’a même pas faim. Nul besoin de nourrir un corps qui n’a plus d’âme.
Il mangera plus tard. Après. D’abord, vite, quitter cette chemise de col blanc, enfiler le premier bout de tissu informe qui lui tombe sous la main et choisir avec attention la musique. Il plonge dans sa pile de vinyles. Des montagnes de pochettes cartonnées, recouvertes d’inscriptions dans toutes les langues, renfermant des trésors musicaux. Opéras, concertos, fugues, études, marches, bagatelles, impromptus, fantaisie, requiem, cantiques, préludes…un monde tout entier de volutes harmoniques, des promesses de voyages hors de toute frontière humaine. Il a beau tout connaître par coeur, cet instant du choix entre tous les possibles lui procure toujours la même sensation d’infini, comme une chute libre au dessus des nuages: des milliers de mètres de lâché prise, l’air qui entre par toutes les pores, le corps qui vole, libéré de toute gravité…

 

Le Concerto pour piano numéro 4 en sol majeur, opus 58, de Beethoven. Il prépare le gramophone. Allume les deux grandes lumières blanches. S’empare de sa baguette de bois trouvée dans une brocante il y a quinze ans. Il sort le disque et l’installe sur le gramophone qui tourne déjà. Il aime ce grésillement dans le silence. La rue devient de plus en plus petite, puis disparait totalement. Pendant cet instant d’attente avant les premières notes, suspendu entre deux mondes, Jean s’envole. Ebloui par les deux projecteurs il devine le public qui murmure. Ils sont venus nombreux, l’atmosphère transpire d’impatience. Ils sont haletant, guettant le moindre de ses gestes. Lentement, Jean respire, tous les regards sont braqués sur lui. Le grésillement cesse. Il est prêt. Les premières notes du piano résonnent. Le premier accord. Du velours. Suivi par d’autres, qui rebondissent dans de la ouate, légers, enivrant. Quelque notes, une envolée rapide et douce. Et à nouveau, une suspension. Jean inspire. Son corps tout entier est uniquement dédié à la pulsation cardiaque crée par l’ouverture du piano. Dans le silence absolu, son bras droit se lève dans une évidence, et à son relâchement les violons répondent au piano. Jean fait signe aux violoncelles de les rejoindre. Progressivement il invite les cuivres, les flutes, les hautbois à se mêler à ce chant de la nuit. Aucune mesure, inflexion, soupir ou modulation ne lui échappe. Il fait danser les notes. Son corps tout entier se meut. Il est le guide. Le berger de la nuit. Le danseur silencieux qui donne vie aux instruments. A son ombre derrière ses fenêtres on croirait que ses bras ne lui appartiennent plus. Ils fusent de part et d’autre de son petit corps frêle. Jean parle aux anges. Les vibrations des cordes frappés, pincées, frottées l ‘enveloppent. 

Le formica de l’ourlet du pantalon pluvieux du nouveau bureau de propagande soviétique, tout ça n’a plus de sens ni d’importance. C’est fou comme on peut se submerger l’existence par des détails inutiles. 

(Août 2015)

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