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Essais

"Chez Claire et Thomas"

3e étage - droite A

"Bonne Année" - 1er janvier 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Claire ouvrit la porte en grand pour le laisser passer. Il était content d’être arrivé. Ce dernier étage à gravir lui avait semblé interminable. Elle le suivit de peu et laissa tomber les clés dans le pot en fer, ce qui le fit résonner terriblement. Un bruit qui fait comme exploser les tympans lorsque l’alcool martèle déjà le crâne. Et dans la foulée, la porte qui se referme. Qui claque, fait vibrer les murs. Ces bruits, il le sait bien, c’est tout ce qu’elle ne lui dit pas. Ce qu’elle garde en elle depuis la soirée et qu’elle décharge à travers les objets. Il déteste quand elle fait ça. Pourquoi ne parle-t-elle pas ? Qu’espère-t-elle ? Qu’il soit assez devin pour voir au fond d’elle ce qui ne va pas, ce que même elle n’arrive pas à exprimer? Il préfèrerait que les choses sortent tout simplement; même si ce ne sont que des reproches. Mais là, elle fait assez mal semblant que tout va bien pour que le message soit clair. Elle accuse sans assumer. L’atmosphère se charge, petit à petit, à chaque mouvement, à chaque pas qui se fait de plus en plus lourd. Il pourrait désamorcer, mais pour ça il lui faudrait un peu de lucidité, et à 5 heures du matin, de la lucidité il n’y en a plus. Surtout, il lui en manque l’envie. La seule chose dont il rêve est de s’écraser dans son lit, dormir sans compter et qu’au réveil tout soit envolé. La voir sourire, retrouver sa Claire, comme il l’aime, quand tout est évident. Il aimerait seulement que le premier jour de l’année ne commence pas comme ça. Alors, lui aussi il fait semblant. Semblant de ne pas voir. Semblant de ne pas entendre que chaque geste de sa femme crie un « regarde moi! ». Il accroche son manteau sur le porte-manteau brinquebalant qu’ils s’étaient tous les deux promis de remplacer. Il ôte bonnet, écharpe, chaussettes humides d’avoir dansé sans chaussures toute la nuit. S’il existe un dieu, il le prit pour qu’aucun mot ne sorte avant demain, quand son crâne aura cessé de taper contre son enveloppe, quand sa bouche sera moins pâteuse après un tour complet d’horloge. Pendant ce temps, elle s’agite. Difficile de dire à quoi. On entend des bruits dans la cuisine, des pas sur le parquet, des lumières qui s’allument et s’éteignent sans cohérence. A chacun de ses pas, elle en fait vingt. Il a l’impression d’être un gros panda face à un jaguar aux aguets prêt à bondir.

 

« Il faudrait refaire ça plus souvent, on habite si près… »

 

Ca y est, les premiers mots étaient sortis. D’une voix aigüe, d’un ton ironique. Il les avait à peine entendues, mais il avait tout de suite reconnu les paroles échangées avec Ana, quelques minutes plus tôt, sur son pallier. Ana était leur voisine du dessous. Elle était arrivée dans l’immeuble à l’automne. Il l’avait rencontrée à l’amap du quartier, un jour où c’était lui qui avait la charge d’aller chercher les légumes. D’habitude, c’était Claire qui s’en chargeait. Elle passait en éclair chercher le panier de saisons, tous les mardis soirs. Mais ce mardi là, elle était occupée et il y était allé pour la première fois. « Amap », Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne, pour lui ça sonnait comme une réunion d’urbains en manque de nature qui se donnaient une bonne conscience écologique en payant plus cher des légumes encore couverts de terre et qui étaient prêts à manger du chou et des navets pendant 6 mois sans discontinuer, sous prétexte que c’était la saison. Claire avait insisté pour qu’ils s’y inscrivent, et cela faisait bientôt 2 ans qu’ils y étaient. La seule condition pour qu’il tolère de se farcir du chou tout l’hiver était que c’était elle qui assumait d’aller tous les mardis, à heure fixe, récupérer la marchandise. Mais ce mardi là donc, c’est lui qui poussa la porte de l’amap. Un peu déçu tout de même, il découvrit que ce lieu n’avait rien de bien exceptionnel et même - s’il voulait être tout à fait honnête- que l’ambiance y était plutôt sympathique. Ce soir là, avait lieu le pot de rentrée. Parce que l’amap, comme on lui expliquait, était aussi un moyen de se rencontrer, de favoriser une vie de quartier, et de créer des liens de solidarités nouvelles. En dehors des quelques vieux de la vielle qui tenaient la baraque, il y avait principalement des jeunes, entre 25 et 40 ans, plutôt souriants et qui avaient l’air de tous se connaître. Ce qui devait être un retrait express de carottes bio, s’était transformé en une soirée dégustation de bières locales. « Patrick, je te présente Thomas, c’est le mari de Claire. Tu sais la jeune femme blonde , qui habite rue du Sélestat. Elle passe souvent dans les premières. Il me demandait comme tu faisais tes bières ». Et de fil en aiguille, on lui avait dit que si ça l’intéressait il fallait qu’il repasse, qu’il pouvait aussi s’engager un peu plus dans l’association en faisant la distribuant de temps en temps, mais aussi que s’il habitait vraiment rue du Sélestat il fallait qu’il rencontre Ana, qui venait de s’installer dans le quartier et qui ne connaissait pas grand monde pour l’instant. Il avait donc rencontré Ana . Et plus que d’habiter la même rue, ils étaient même de vrais voisins puisqu’elle avait emménagé l’étage en dessous de Claire et lui. Ce genre de coïncidence pousse à discuter longtemps, à se trouver d’autres points communs et à en rire. C’est comme ça qu’il était rentré chez lui bien éméché et plus tard que prévu. Claire, qui était rentrée du boulot, n’avait pas apprécié qu’il la laisse s’inquiéter bêtement et qu’il ne réponde pas à son téléphone qu’il avait évidemment laissé chez eux, lui qui pensait de faire qu’une course rapide de légumes terreux. Leur relation avec la voisine du dessous avait ainsi commencé sous de mauvais hospices et bien qu’Ana fut quelqu’un de charmant qui suscitait habituellement une sympathie naturelle, Claire ne l’appréciait pas. 

 

« Ca c’est sûr, on peut pas être plus près ! Et en plus il faut que tu m’apprennes à faire des boutures … » 

 

Claire reprenait les mots exacts de leur discussion, en les singeant, en mettant dans leur voix un air de bêtise niaise on ne peut plus agaçant.

Il avait rejoint la chambre, et elle venait d’apparaître dans l’embrasure de la porte. 

 

« Depuis quand tu fais du jardinage, toi ? » demanda-t-elle, d’une voix nette et directe. 

Fallait-il vraiment répondre à cette question ? Etait-ce d’ailleurs une question ou plutôt une grenade jetée et qui n’allait pas tarder à retomber sauvagement au pied du lit? 

« Je ne savais pas que le passage en l’an 2019 t’avais donné de subites envies de faire des boutures. Toi qui n’arroses même pas les plantes du salon, c’est intéressant. C'est venu d’un coup. 

 

- Claire écoute, excuse-moi mais … où tu veux en venir?

- Nulle part, et toi? tu veux en venir où ? 

- Sérieusement, il est 5 heures du mat. Tu veux vraiment parler de ça maintenant ?

- Ah bah oui t’es fatigué. Evidemment. Pourtant, il y a encore dix minutes tu avais l’air en pleine forme. Et pour conduire ça n’avait pas du tout l’air de te gêner de nous ramener. « Non mais tu vas pas rentrer en taxi, ce serait trop bête, on va te ramener nous. Reste un peu, et puis c’est pas tous les jours le réveillon » Mais maintenant bien sûr tu es fatigué »

 

Il avait proposé à Ana de passer le réveillon du jour de l’an avec eux. Ils seraient une bonne vingtaine, dans une grande maison, pas si loin que ça du centre. Une majorité de couples, certains avec enfants, mais très ouverts, et il était sûr qu’elle s’entendrait bien avec eux. Ce serait l’occasion idéale pour elle de rencontrer du monde et puis tous les amis d’amis étaient les bienvenus. Ca serait chouette pour eux aussi car à force, d’année en année, on voit souvent les même têtes, et ça fait du bien quand les troupes se renouvellent un peu. Ana avait accepté avec plaisir. A part quelques propositions éparpillées au quatre coin de la France, elle n’avait rien de prévu et surtout rien avec des gens du coin. Ana bossait pour Médecins Sans Frontières depuis bientôt 8 ans et, les missions s’enchainant un peu partout, il lui était difficile de se construire un réseau d’amis soudés, proches les uns des autres. Elle avait des copains dans tous les continents, sur lesquels elle savait pouvoir compter, mais finalement aucun qu’elle puisse appeler pour le coup de blues du jour et encore moins pour boire un verre à l’improviste.
Quand Ana avait accepté son invitation, Thomas en était tout réjoui. Il était persuadé que ça permettrait à Claire de la rencontrer dans un contexte joyeux et, même, qu’elles pourraient devenir amies. Et puis, il faut bien le dire, il était content de savoir qu’il allait pouvoir passer la soirée avec elle. Tout en elle respirait la liberté, la fraicheur de vivre. Cette fraicheur que Claire et lui avait un peu perdue, sans prendre gare. Comment se passent ces choses-là, il serait bien incapable de l’expliquer. Ce qui sautait aux yeux chez Ana, était cette capacité à être bien partout. A chaque sourire, on sentait la sincérité, et l’évidence. Comme si tout était simple. La simplicité d’une femme qui a changé de pays comme de contrat de travail, qui a pris l’habitude de parler à des inconnus tout le temps, qui s’est ouverte aux différences de chacun et qui s’est nourrie d’elles un peu plus tous les jours. Derrière ses yeux rieurs, on pouvait apercevoir une profondeur incroyable. Tout un monde à explorer. Thomas le savait, il était fasciné par cette fille. Mais d’une fascination saine, comme une curiosité sans borne pour un être nouveau, qui plus est sympathique et qui habitait tout près de chez lui. Rien dont il n’ait eu l’idée de culpabiliser jusqu’ici.

 

« Oui, je suis fatigué. Et j’ai pas envie de parler. On avait toute la soirée pour le faire et toi il faut forcément que tu aies envie de parler quand je lutte pour ne pas m’endormir. »

 

Claire était épuisée elle aussi. Elle ne l’avait pas dit à Thomas mais elle avait pleuré une bonne partie de la soirée. Et pleurer ça fatigue. Elle s’était éclipsée pendant une bonne heure, pour ouvrir les vannes, et elle avait ensuite laissé passer assez de temps pour que ses yeux rougis ne soient pas repérés en ce soir où il est de mise d’être festif et heureux. Thomas n’avait même pas remarqué son absence. D’un certain coté, ça l’arrangeait. Cela lui évitait de se justifier et de devoir inventer un bobard, ce pour quoi elle était plutôt mauvaise. Mais cela confirmait tristement ce qu’elle pensait. Il ne lui prêtait aucune forme d’attention. Elle aurait pu rester assise dans un coin de la salle toute la soirée sans que ça ne lui pose question. Elle avait eu tellement hâte de cette soirée. Il faut dire que ces derniers mois avaient été plus intenses. Entre les dossiers à rendre de son coté et les comptes de fin d’année pour lui, la période d’avant Noël était toujours une sorte de long tunnel sombre. Elle attendait avec impatience ces moments d’excitation collective, où tous se retrouvaient un peu loin de leur quotidien, où l’on chantait et dansait sans se poser de questions, où elle pouvait se blottir dans les bras de son amoureux et retrouver dans ses yeux la flamme de ce qui les faisait vive ensemble depuis plus de dix ans. L’embrasser, boire du vin, rire avec les copains, s’enlacer encore, sourire béatement au miracle de la vie, peut-être un peu exacerbé par les vapeurs éthyliques mais bien réel quand-même. Ces moments-là étaient si précieux à ses yeux. Ils étaient ses îlots, ses oasis. Quand il lui avait annoncé qu’il avait invité Ana, elle n’avait pas osé réagir. Elle aurait voulu trouver un prétexte pour que cette invitation ne soit pas possible, inventer quelque chose, là, rapidement. Mais elle ne savait décidément pas mentir. Et puis, ça lui paraissait absurde de dire non, d’empêcher une « amie » de venir. Pourtant, au fond d’elle même, quelque chose criait au feu. Elle aurait voulu hurler. Elle avait ravalé ses élans de capricieuse et n’avais rien répondu. Elle s’était contenté d’acquiescer quand il lui avait dit « Si on emprunte la voiture de Ludo, on pourra faire la route tous les trois ». 

Elle était épuisée. Elle aurait voulu fondre dans ses bras, se blottir toute entière contre son torse et qu’ils s’endorment tous les deux ainsi. Qu’il la rassure, qu’il lui dise combien il l’aime et combien il était heureux d’entamer une nouvelle année à ses cotés. Mais il était  trop tard. Il ne ferait pas ces gestes-là, il était désormais sur la défensive. Aurait-elle dû garder tout cela pour elle? Aurait-elle dû faire comme si de rien n’était, rire à leurs blagues dans la voiture et proposer poliment, elle aussi, de « se revoir très bientôt parce qu’on est voisines » ? Elle n’avait pas pu. Elle espérait qu’il sente sa détresse. Elle avait espéré cela toute la soirée sans qu’il ne voit rien alors il fallait bien lui donner un coup de pouce. Mais même les allusions, il ne les comprenait pas. Alors elle venait de craquer. Et maintenant il était trop tard pour espérer qu’il la prenne dans ses bras doux.

Tout en elle aurait du laisser place à un nouveau torrent de larmes, et pourtant ce n’était que de la colère qui sortait, de la jalousie assassine. 

 

Malgré le peu d’esprit qui lui restait, Thomas trouvait des mots. Mais au lieu de trouver ceux qui rassurent, il allait piocher dans ceux qui justifient, qui expliquent, qui dé-dramatise.

 

« Tu exagères complètement !  Tu confonds tout, je crois que tu es fatiguée tu devrais aller dormir. On dansait. Tout le monde dansait. » 

 

Ca pour danser, ils avaient dansé. Tout était normal. Cette fille respirait la sensualité. Elle était le concept même de sensualité et ils ne faisaient que danser. Mais sans doute est-ce elle qui confondait tout. Assise sur le canapé, Claire n’était pas seule à les avoir observés car Ana ne dansait pas qu’avec Thomas, elle dansait avec tous les maris parfaits, les mecs de ses copines, les jeunes papas, les amoureux du premier jour. Elle les attirait tous. Sans effort. Comme si elle avait été programmée pour. Et ils tournaient, l’air ébahis autour de cette boule de feu au sourire naïf. Chaque regard transpirait de chaleur et donnait à Claire une envie irrémédiable de vomir. Elle ne reconnaissait plus personne tant tout était devenu suave et dégoulinant de désir. Elle restait ainsi à observer, sans y croire, cette métamorphose radicale de ce qui fut jusque-là la piste de danse de tous, le terrain de jeu des bon vieux copains. 

Elle n’était pourtant pas si belle, mais il était indéniable qu’il se dégageait d’elle une force unique. Plutôt petite et frêle, les cheveux d’un noir ébène, coupés au carré, une peau extrêmement pale d’où jaillissait deux petits yeux en amandes d’un vert gris mystérieux. Son front était presque entièrement dissimulé derrière une frange énorme, ce qui faisait étrangement ressortir son sourire qui prenait la quasi intégralité de son visage. Alors que Claire avait passé plusieurs jours à chercher comment assembler sa robe avec un pull d’hiver, Ana au contraire semblait n’avoir pas fait d’effort vestimentaire particulier. Un tee-shirt vert d’eau à manches courtes jeté sur un jean banal. Elle dansait, bien campée dans ses baskets blanches usées, à l’aise qu’elle était. Cette simplicité rajoutait étonnamment à sa sensualité. Et Claire avait, elle devait bien le reconnaitre, passé un long moment à étudier cet assemblage qui paraissait ni naturel. 

Elle n’était pas si belle, mais elle représentait tout ce que Claire n’était pas et c’est bien ce qui lui faisait la détester. Ana était la liberté, quand Claire se sentait de plus en plus enfermée dans la routine, les papiers, les contrats et les horaires de bus. Ana était la grâce et la légèreté quand Claire détestait un peu plus son corps tous les jours. Après une succession de traitements hormonaux et trois fausses couches, elle ne supportait plus son image. Elle s’était transformée en poulet aux hormones, gonflé à l’eau, flasque, improductif et sans saveur. Désormais s’habiller relevait du calvaire, tout  était trop ceci, trop cela. Un jean banal et un tee-shirt. Si seulement cela pouvait être aussi si simple. « C’est une provocation, tout simplement », avait-elle pensé en observant Ana bouger en rythme sur la piste. « Nous montrer qu’un rien lui va, et qu’il est si facile d’être elle-même ». Surtout, Ana était la nouveauté quand Claire se sentait déjà périmée depuis longtemps. Cette jalousie extrême - qu’elle ne se connaissait pas et qui prit vie en si peu de temps - ne cachait finalement rien d’autre qu’une peur incontrôlable, insupportable, d’être remplacée. Elle jalousait Ana, pour ce qu’elle était mais aussi pour ce qu’elle représentait. La relève. Elle était mieux, en tous points. Elle était la vie quand Claire était incapable de la donner. Thomas partirait, Claire savait que cela arriverait un jour. Il tirerait un trait sur ces dix années de bonheur, pour fonder une famille, pour redonner une chance à la jeunesse, au dynamisme et à l’espoir. Avec Ana tout cela devenait possible. 

 

Elle aurait voulu lui expliquer tout ce qu’elle ressentait, lui faire part de ses peurs, de ses angoisses, à lui qui fut son phare, son pilier, son rocher pendant toutes ces années. A qui d’autre se confier si ce n’est à celui qui partageait son intimité la plus absolue depuis dix ans. Mais elle ne le pouvait pas, cela n’aurait fait que précipiter leur chute. Cela serait revenu à lui jeter directement Ana dans les bras. Alors elle se tut et le regarda dans les yeux. Ceux qui furent son refuge si longtemps. Dans son regard elle crut déceler quelques larmes refoulées, ce qui libéra enfin les siennes.
Puis dans un souffle elle admit « Oui, vous dansiez. Rien de plus alors »

Thomas la prit dans ses bras. Enfin. 

 

Il avait été profondément bouleversé de l’entendre l’accuser ainsi, de la découvrir sous un jour nouveau. Elle qui n’avait jusqu’ici jamais montré une once de jalousie. Elle qui semblait si peu possessive, si confiante en leur couple. La voir dans un tel état. Il ne savait pas si ce qui lui faisait le plus mal était de se sentir si injustement montré du doigt tel un libidineux inconscient attiré par la voisine - scénario parfait d’une série à grosses ficelles- ou si c’était de l’avoir blessée elle. Elle qu’il s’était promis de ne jamais faire pleurer. En dix ans, il avait évidemment failli à cette promesse, mais assez rarement pour être encore entièrement retourné quand cela arrivait. Comment pouvaient-ils avoir une lecture si différente de la même soirée? Etait-elle en train de douter d’eux ? Thomas n’y avait jamais songé, mais à cet instant précis il prit conscience qu’il pouvait la perdre. Qu’il n’était pas impossible qu’un jour, elle veuille partir et que tout s’arrête. Jusqu’ici jamais une telle idée n’aurait eu de place dans son esprit mais ce 1er janvier semblait avoir creusé une brèche dans ce qu’il croyait inébranlable, eux. Elle était tout pour lui, malgré les difficultés qu’ils avaient rencontrées et qu’ils continuaient de surmonter ensemble. Il n’avait jamais douté d’elle. Il l’avait toujours senti à ses cotés, même quand ils étaient en déplacement, même quand ils ne parlaient pas, surtout quand ils n’avaient pas besoin de parler. Il avait toujours cru que cette force là ne se briserait jamais. Ce 1er janvier, à 6h30 du matin, ce colosse d’amour semblait avoir prit un coup dans des pieds d’argile. Il la prit dans ses bras. Il sentit leurs deux coeurs marteler contre sa poitrine. Il la serrait si fort qu’il ne distinguait pas lequel des deux était le sien. Il aurait voulu rester comme cela indéfiniment. Il n’avait plus besoin de dormir. Il préférait figer le temps. Ne plus bouger de peur que la faille encore ne grandisse. Ne pas risquer le moindre mouvement, pour éviter l’effondrement. C’était impossible. Et c’est ainsi qu’il eut le pressentiment que tout irait plus vite qu’il ne pouvait l’imaginer. Alors il se mit à pleurer lui aussi, à pleurer sans s’arrêter pour que leurs pleurs, comme leurs coeurs, se mêlent encore une fois. 

 

Ils restèrent ainsi de longues minutes. C’était elle maintenant qui le serrait fort. Qui le soutenait. Elle ne s’était jamais sentie aussi seule. Lui, à qui elle ne pouvait plus rien confier de peur de le perdre encore plus, était-là à pleurer d’épuisement. Elle voyait dans ces larmes l’aveu de l’homme qui demande pardon de ne plus aimer. Qui demande pardon de ce dont il n’est pas responsable, de ce qui le dépasse. Elle le sentait craquer, partir encore un peu en s’excusant d’en être obligé. Parce que l’amour ne se laisse pas commander, pas même par la plus grande des volontés. 

 

Leurs deux corps alourdis de non dits finirent par se séparer, pour s’allonger de tous leur long sur le matelas, chacun à sa place habituelle. 

Thomas garda les yeux fermés, espérant que ses paupières soient assez lourdes pour ralentir le flot de ses larmes qui ne cessaient de couler le long de ses joues. Il ne dormait pas. Il n’allait pas dormir avant un long moment il le savait. Il sentait Claire à ses cotés, qui ne bougeait pas. Comme figée. Il la devinait yeux grand ouverts, comme les nuits où elle ne veut pas dormir et qu’elle n’arrive pas même à faire semblant pour se reposer ne serait-ce qu’un peu. Il la sentit bouger, se lever. Il n’ouvrit pas les yeux. Il n’avait plus la force de rien. Il devinait ses pas. Elle allait lentement. Si lentement qu’à l’écouter il finit sans doute par s’endormir. Tout se mélangeait dans son esprit, si bien qu’il ne savait plus ce qui était réel ou non. Il songea à Ana. Il se demandait comment elle allait. Dans le froid glacial de son lit, penser à elle lui apportait un peu de chaleur. Comme si son innocence pouvait tout réparer. L’aider à chasser cette faille de douleur qui venait de s’ouvrir. 

 

A pas de guêpes, alors qu’elle croyait Thomas endormi, Claire sortit de la chambre. Remit ses chaussures, son imper, son cache cou et s’empara du paquet de cigarettes de Thomas qui trônait sur la table de la cuisine. Elle qui ne fumait jamais, elle sortit, retint la porte d’entrée pour qu’elle ne claque pas. Sur le palier, une odeur d’épices et de bougies provenait de l’appartement voisin. Ca sentait le chaud, le rassurant. Elle s’arrêta pour en profiter quelques instants. Eu presque envie de sonner chez Lou, qui sans doute ne dormait pas non plus. De se réfugier chez elle, dans les vapeurs d’ailleurs, sans avoir à parler. Elle descendit les étages en prenant bien garde à ne pas faire de bruit. Au deuxième, elle passa devant la porte d’Ana sans s’arrêter, descendit au premier et enfin accéda à la rue. La fraicheur la saisit. Un froid de janvier, un froid glacial mais humide. Cette ville qu’elle aimait tant, où ils avaient tous les deux choisit de s’installer, lui apparut d’un coup si triste. Le ciel était chargé de nuages, et la bruine tombait inlassablement. Comme tous les jours, ou presque. Mais cette fois-ci, son coeur bruinait aussi. 

Il allait être 7 heures du matin passées, et si elle attendait encore un peu, elle verrait le soleil se lever. Pour cela, elle avait tout un paquet de cigarettes et une bonne paire de gants. C’était une nouvelle année qu’elle voulait voir se lever, une année qui s’annonçait pleine de changements. 

1er janvier 2019

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